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Crissements de plume

Ouragan — Laurent Gaudé

Première publication : 18 octobre 2016

Au-delà du chaos engendré par un ouragan et rapporté par les médias selon les points de vue les plus impressionnants, l’auteur se concentre sur les bouleversements intimes qu’une telle tempête provoque chez six personnages qui n’ont pas été évacués à temps.

Mon analyse

Alors qu’il donne son titre à ce court roman, l’ouragan décrit en moins de vingt pages n’en constitue pas le véritable sujet. Phénomène aussi incontrôlable que terrifiant par sa puissance dévastatrice, il est l’élément qui renverse les situations établies, ouvre la voie au chaos, à une humanité balançant entre pulsions et attachement à certaines valeurs. L’ouragan agit comme un révélateur grâce aux situations extrêmes qu’il génère.

Face à lui se dresse Josephine, une femme noire très âgée qui a souffert du racisme, perdu sa famille et attend la mort seule chez elle. Ces fragilités sont balayées par un caractère hors du commun, une identité réaffirmée avec force dans chaque paragraphe qui lui est consacré. Josephine, en qui sont gravées les luttes et les blessures de ses aïeux, est née avec une colère qui lui rend intolérable toute humiliation, toute injustice et repousse les limites de la peur. Elle défie ce qui la menace, traitant ainsi l’ouragan de « chienne vicieuse » tandis que les autres fuient. On pourrait voir en elle une réplique humaine de cette tempête, un affrontement à taille égale entre l’homme et la nature, mais si l’ouragan parvient à déraciner la vieille dame de sa Louisiane, c’est bien sa voix qui s’élève alors que le vent est retombé.

On associe au passage d’un ouragan le décompte des morts et des disparus, des images d’habitations dévastées ou de ville inondée. Or, dans ce livre qui tient aussi de la fable, la fin reste nuancée, voire morale et les conséquences de ce phénomène ne s’avèrent pas négatives pour tous les personnages. Parmi eux, quatre hommes reçoivent un châtiment à la mesure de leurs crimes. Ils meurent, bien sûr, mais leur façon de s’éteindre s’accorde avec le degré de leurs fautes. Le Révérend qui, emporté dans un délire religieux meurtrier, se transforme en tueur de sang-froid connaît une fin extrêmement douloureuse. Tockpick qui prônait la violence termine abattu d’un coup de fusil. Buckeley paiera longtemps son homicide (un geste de défense ?) dans les bayous. Keanu enfin s’éteint auprès de la femme qu’il aime d’une mort qui semble injuste, lui dont la négligence est peut-être responsable du décès de ses collègues.

Dans la vie de Rose cet ouragan a ramené l’homme qu’elle n’attendait plus, elle qui considérait l’avenir avec défaitisme, humiliée en tant que femme et mal à l’aise dans son rôle de mère. Même si elle perd Keanu, elle sort renforcée de cette épreuve. Josephine également, au début un peu puérile dans son comportement avec sa façon de se cacher de la police pour affronter la tempête seule chez elle, de rire sous cape lorsqu’elle côtoie des racistes dans le bus… Elle acquiert à la fin du roman une véritable dimension exemplaire.

Peut-on laisser de côté la part symbolique, métaphorique et les références religieuses ? Comment ne pas voir une allusion au déluge biblique (mot repris comme titre de la troisième partie) ainsi qu’à l’arche de Noé avec cette image saisissante des animaux réunis dans le cimetière ? Sauf que les bêtes foulant des tombes humaines indiquent un renversement de pouvoir entre la nature et les hommes. Ce sont « les vaincus », les rescapés qui se trouvent parqués dans le Vélodrome au milieu de leurs excréments alors que les alligators explorent la ville en toute liberté et terrifient les criminels. A l’évasion des animaux du zoo répond celle des prisonniers qui commettront meurtres et pillages. L’ouragan a provoqué un retour à l’état sauvage. Pour une journée au moins, la nature a repris ses droits : festin des alligators, tempête, inondations chassent les hommes de la ville.

Au sein de chaque chapitre la narration s’ordonne comme une remarquable polyphonie : elle se focalise sur les différents personnages jusqu’à parfois fusionner les voix en des phrases interminables au rythme envoûtant, évoquant un chœur fraternel (à la fin féminin) qui s’oppose à la tragédie et à la barbarie. L’écriture, d’une trompeuse simplicité, suit une vraie ligne mélodique qui n’est pas destinée à atténuer la brutalité des faits, mais à la transmettre et la faire ressentir de façon unique au lecteur. Une réussite.

 

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