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Crissements de plume

Death note — Tsugumi Ohba, Takeshi Obata

 

Plonger dans le manga Death note, ce n’est pas tant découvrir un monde humain soumis à des dieux de la mort eux-mêmes contraints de respecter une charte implacable qu’assister à l’émergence d’un monde fondé sur l’idéal d’un étudiant, Light Yagami, tout à coup détenteur d’un pouvoir de vie et de mort sur ses semblables par le biais d’un mystérieux cahier. Plonger dans le manga Death note, c’est également se laisser entrainer dans une confrontation vertigineuse entre plusieurs intelligences hors du commun dont la détermination n’a d’égal que leurs capacités analytiques et stratégiques.

Œuvrer pour la paix, débarrasser le monde des criminels. Décidé à intégrer la police comme son père, Light est déjà sensibilisé à ces grandes problématiques, mais l’utopie ne naît qu’une fois les propriétés du cahier éprouvées. Par sa simplicité d’utilisation, celui-ci permet, en plus de sauver des vies et de désengorger les prisons, de dissuader les criminels d’agir. Les résultats ne se font pas attendre : partout les taux de criminalité chutent à des niveaux historiques et ce, de façon durable. Le monde de Kira, ainsi que le surnomme la presse, mot dérivant de « killer », où chaque victime aurait l’assurance de voir son agresseur châtié, est en marche. Au fil du temps en effet, Light, degré par degré, s’attaque à tous les échelons du crime, du délit, de la faute avec la volonté d’instaurer par la terreur un ordre moral draconien. L’humanité se divise rapidement en trois catégories : les adorateurs de Kira pour qui la paix et un simulacre de justice se justifient par n’importe quel moyen, les nuisibles qui dans l’ombre espèrent sa chute, les opposants qui le condamnent pour ses meurtres. En se substituant à une justice divine sans nuances puisque seule la peine capitale s’applique, Light introduit une perversion dans son idéal : à terme la notion de bien et de mal disparaîtrait au profit d’un simple choix entre devoir et interdiction. Absence de crime n’implique pas nécessairement peuple plus vertueux. Comme le propriétaire du cahier avait prévu de punir ensuite ceux qui ne mettraient pas tout leur potentiel au service de la communauté, on imagine aisément l’escalade…

L’origine de ce cahier suffit-elle à le rendre maléfique ? Ne serait-il pas plus exact de supposer qu’il révèle la véritable nature de son propriétaire ou qu’il exacerbe du moins un trait prédominant de sa personnalité ? Décrit comme « l’arme la plus abominable », mais strictement encadré par des règles précises, il n’a en lui-même aucune influence sur les événements. De plus, contrairement à Light, les enquêteurs pourtant en sa possession ne ressentent ni attrait malsain ni désir irrépressible d’inscrire un nom sur ses pages. Quel fantasme entretient l’acquisition d’un pouvoir de vie ou de mort sur ses pairs ? Celui d’asservir le monde. Ce cahier a nourri les tendances idéalistes, manipulatrices et mégalomaniaques de l’étudiant, puis de manière plus étriquée les ambitions personnelles du lamentable Higuchi avant de favoriser l’extrême dévotion d’un homme épris de justice et se croyant l’élu de Dieu. Tous trois ont connu la fin prédite par le dieu de la mort Ryûk. Pourquoi la jeune Misa un temps détentrice d’un cahier y a-t-elle échappé ? Parce qu’éperdument amoureuse de Kira, elle ne l’a considéré que comme un moyen de le rencontrer et de le garder auprès d’elle. Existe-t-il un bon usage d’un tel objet ? Ceci devrait être la vraie question. Les enquêteurs y répondent par sa destruction.

Terre de réflexions éthiques et philosophiques, ce manga est avant tout un formidable divertissement. Pour ralentir le projet de Kira et déjouer ses manœuvres, il fallait lui inventer un double, L (même initiale que Light). Raisonnements et analyses s’enchaînent à la vitesse d’un échange de répliques, ce qui porte leur duel éblouissant à des sommets d’intensité tout en créant une limite pour le scénariste : comment faire émerger un vainqueur si les deux ne cessent de se neutraliser ? Comment rendre l’erreur de l’un plausible alors qu’ils démontrent des capacités égales ? Puisque Kira est indispensable à la poursuite de l’histoire, c’est L qu’il faut éliminer. Deux nouveaux ennemis entrent en scène contre Kira, deux esprits brillants, mais plus faibles que L. Ils avancent masqués, au contraire de L obligé de dévoiler ses stratégies. Cependant, M et N sont également engagés dans une rivalité interne. Bien que la supériorité de N apparaisse très vite, sera-t-il de taille à se mesurer à Kira ?

Avec une finesse très appréciable, le scénariste s’est appliqué à focaliser l’attention du lecteur sur les duels et les grandes questions qui sous-tendent l’intrigue grâce à des personnages toujours en demi-teinte. Il est difficile de souhaiter la victoire d’un des deux camps ou de prendre clairement position car tout est fait pour que le lecteur ne s’attache ou ne s’identifie à aucun personnage. La remarquable performance de Light est gâchée par son arrogance et sa vision pervertie d’un monde idéal. L aux regards et aux poses trop étranges, enquêteur hors pair, parfois puéril, obstiné, attachant, reste néanmoins une énigme pour le lecteur. M est un double dégradé de Kira, obsédé par l’idée de la performance et son complexe d’infériorité. N, avec son regard par en dessous, est un enfant glaçant, très doué pour l’analyse, la déduction, toujours maître de lui, mais incapable d’extérioriser ses émotions telles que son immense colère à l’égard de l’assassin de L, son modèle. Celle-ci s’exprime alors par sa volonté inflexible d’humilier publiquement Kira, au risque de faire périr toute son équipe. Les personnages féminins secondaires ne valent pas mieux.

Enfin, le lecteur sait que le dénouement ne devra presque rien au surnaturel, mais restera dans la lignée de tout ce qui a précédé : quelle stratégie l’emportera ? Dans Death note, le surnaturel sert principalement à poser le cadre d’une action. Le cahier ne tue qu’à certaines conditions, immuables. Les dieux de la mort obéissent à des règles qui leur laissent peu de liberté (d’où leur ennui dans le royaume des morts). A part l’œil de la mort et l’inscription de noms, ils ne sont dotés d’aucun pouvoir particulier et leurs comportements prévisibles servent jusqu’à un certain point les desseins de Light.

Nous saluerons donc le travail extraordinaire du dessinateur Takeshi Obata et surtout du scénariste Tsugumi Ohba pour leur maîtrise du suspens, la virtuosité des passes d’arme, la profondeur des sujets abordés. Death note est un concentré hors norme d’intelligence et de manipulation qui ne laisse aucun répit au lecteur, pour sa plus grande délectation.

 

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