Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Crissements de plume

Première neige sur le mont Fuji — Yasunari Kawabata

 

Par quel fil ténu relier ces six nouvelles publiées entre 1952 et 1960, qui, en dehors de qualités littéraires manifestes, abordent des thèmes plutôt éloignés les uns des autres ?

Yasunari Kawabata tire ses personnages de la classe moyenne sans les doter de caractéristiques saugrenues. À l’image de son écriture limpide et dépourvue de tout maniérisme, le charme et la puissance de ses nouvelles ne s’appuient ni sur des ressorts évidents ni sur un exotisme nippon marqué. C’est par la banalité de ses personnages et des sujets traités tels que des retrouvailles amoureuses, les croyances, les souvenirs, la jalousie, qu’il tend vers une universalité capable de toucher n’importe quel lecteur.

L’écrivain a l’art d’éveiller l’intérêt dès les premières lignes par une entrée de plain-pied dans une situation avant de ralentir, de prendre son temps pour mettre en place les éléments indispensables à la compréhension du lecteur et préparer des chutes lourdes de sens. « Gouttes de pluie » est sans doute l’exemple le plus représentatif de ce procédé : une ouverture vive grâce à un jeu de devinettes entre enfants, un ralentissement net qui met à jour les tensions entre locataires et propriétaires puis celles qui rongent chaque couple, une fin qui force le lecteur à réexaminer la situation présentée.

Au sein de chaque récit, Yasunari Kawabata réussit à extraire l’extraordinaire de la banalité et à susciter un questionnement. Dans « Une rangée d’arbres », il superpose deux événements qui, pris à part, ne présentent somme toute qu’un intérêt limité, mais survenus dans la même journée à deux membres d’une même famille freinent d’une certaine manière les conclusions hâtives du lecteur face à la mésaventure de Yûko. Autre exemple, pour traiter de thèmes aussi communs que la vieillesse et l’identité, l’auteur exploite les ressources du rêve : transformation des souvenirs, dédoublement significatif des personnages, confusion temporelle, anciens tourments familiaux muant le rêve en cauchemar…

Ces six nouvelles ne reposent pas tant sur un enchaînement d’actions que sur la prépondérance de la parole, du dialogue. « Première neige sur le mont Fuji » donne le ton. La conversation précède le rapprochement physique de Jirô et Utako, encore faut-il la conduire avec habileté. Un sujet anodin comme la première neige du mont Fuji constitue un premier pas insuffisant puisqu’il aboutit à une crispation de la jeune femme. Si des confidences savamment dosées n’avaient pas été échangées avant le bain commun, si une familiarité de ton n’était pas revenue entre eux, la nuit à l’hôtel aurait pu n’être qu’une source d’embarras, d’irritation et de déception. Le lendemain, lors de leur séparation, Jirô souligne une ambiguïté qui fait tout le sel de ce récit. La nouvelle suivante, « En silence », ressemble à un joli contrepied alors que le dialogue avec un aphasique révèle l’arrogance, voire le mépris du narrateur envers son ancien maître.

En choisissant des personnages ordinaires, l’écrivain livre un aperçu de la société japonaise d’après-guerre et dresse peut-être malgré lui un tableau peu enviable de la condition féminine. Loin d’atteindre une dimension militante, elle demeure une toile de fond constante. La femme vit sous le joug de normes familiales et sociales étouffantes qui finissent par l’aigrir ou la faire vieillir prématurément à moins qu’elle ne les transgresse, ce qui l’expose à l’exclusion ainsi qu’à une grande précarité. Les hommes ne sont pas montrés non plus sous leur jour le plus aimable. En définitive chacun donne à l’autre des motifs de récrimination.

Avec un savoir-faire d’autant plus remarquable qu’il passe presque inaperçu, Yasunari Kawabata se plaît à attirer le lecteur au cœur de différentes vies intimes qui risquent de lui paraitre étonnamment familières pour mieux le surprendre. Ce recueil de nouvelles fait honneur à un prix Nobel de littérature.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article