2 Mars 2023
Publié dans un magazine de 1972 à 1983, ce manga de huit tomes aux éditions Tonkam satisfait une exigence plutôt d’ordre formel — captiver un lectorat de jeunes adolescents — tout en répondant à cette question a priori peu palpitante : comment le prince Siddharta est-il devenu le vénéré Bouddha dont l’enseignement a traversé plus de deux millénaires ?
Osamu Tezuka privilégie le rythme rapide de l’aventure, servi par une nature hostile et des tensions entre les royaumes. Les genres sont mélangés (contes, biographies, surnaturel, initiations…) à l’image de la qualité de ses dessins. Aux traits fins de certains paysages succèdent des personnages tout en courbes, au contour marqué, aux mimiques appuyées. Il émane par ailleurs de la majorité des personnages féminins une sensualité à laquelle le lectorat ne devait pas rester insensible. Un humour accessible à tous, reposant sur des techniques simples, mais efficaces, offre de nombreuses respirations dans l’enchaînement des situations dramatiques et des enseignements du maitre. Le côté statique des couvertures de Tonkam n’est pas très représentatif du contenu. Le mouvement, l’impression sur le lecteur priment sur le réalisme.
L’auteur se concentre sur la personnalité de Siddharta sans contester les événements inexplicables qui ont jalonné son existence comme ce concours extraordinaire de la nature autour de sa naissance, ni les facultés extrasensorielles qui lui sont attribuées ainsi qu’à quelques amis. Après une jeunesse dans les fastes de l’ennui gâchée par une santé fragile, le prince a connu une passion contrariée, son impuissance à empêcher un mariage de raison, la révolte face à une destinée tracée par son père. Siddharta quitte le monde laïc en jeune homme tourmenté par la réalité sociale de son pays, sa terreur de la mort et les prédictions de Brahma. De son opposition aux austérités et de la solitude qui en résulte, des épreuves qu’il surmonte par amour de son prochain, il apprend le courage et la domination de ses humeurs. Toutefois, cette apparente maîtrise se trouve à plusieurs reprises contredites par des doutes, des colères et des désespoirs qu’il ne souhaite pas partager.
L’aura de Bouddha peut paraître surnaturelle, mais elle croît à mesure qu’il tempère ses passions, vit en harmonie avec ses principes et développe un talent oratoire exceptionnel qui augmente rapidement le nombre de ses disciples. Surtout, en tant que guide spirituel et « médecin des âmes », il lui plaît d’enseigner ses différents éveils issus de situations improbables. Plus qu’un plaisir, il s’abandonne à une mission confiée par Brahma et à laquelle il lui était impossible de se soustraire. Entre la destinée voulue par son père et celle décidée par une puissance supérieure, il a fallu trancher.
L’entreprise d’Osamu Tezuka est d’autant plus impressionnante qu’il s’est attaché, en accord finalement avec son personnage principal, à retracer la vie de ceux qui jouent un rôle majeur auprès de lui afin que les ressorts psychologiques soient explicites. Ces digressions servent d’annonces et se révèlent nécessaires. Elles ont très souvent pour point commun la dénonciation du système des castes. L’asservissement qu’il instaure et les abus de pouvoir engendrent des situations telles que leurs victimes sont prêtes à toutes les audaces pour s’élever alors qu’elles encourent, si leurs ruses sont découvertes, la peine de mort ou pour celles de sang royal, des conflits sentimentaux d’une extrême violence. Quoique convaincu de l’égalité des hommes et transgressif par l’aide qu’il apporte à l’enfant pauvre, aux criminels, aux princes cruels, Bouddha ne combat pas l’étanchéité parfaite du système social. En théorie, si chacun applique ses règles, une certaine forme de justice doit en découler, propice à une paix durable. L’homme apprivoiserait sa peur de la mort et s’efforcerait quelle que soit sa condition de révéler sa part divine… dans l’idéal car Bouddha s’éteint avec la certitude que même ses plus fidèles disciples n’ont pas aussi bien assimilé son enseignement qu’il ne l’aurait souhaité.