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Crissements de plume

Exit le fantôme — Philip Roth

Première publication : 9 mars 2016

Après onze ans de solitude dans le Massachussetts, Nathan Zuckerman, écrivain de renom et professeur d’université à la retraite, revient à New York dans l’espoir qu’un chirurgien traite son problème d’incontinence dû à un cancer de la prostate. Il rencontre par hasard Amy Bellette, compagne de E.I. Lonoff, brillant nouvelliste tombé dans l’oubli après sa mort. Intéressé par une annonce proposant un échange de résidence, il fait connaissance avec leurs auteurs, un jeune couple essayant de percer dans le milieu littéraire, et tombe immédiatement sous le charme de Jamie Logan, la séduisante épouse. Elle le met aussitôt en contact avec son ami Robert Kliman qui prétend révéler dans sa biographie consacrée à Lonoff une relation incestueuse, sujet d’un roman inachevé.

Mon analyse

Avant que Nathan Zuckerman ne quitte le Massachussetts, la solitude était un choix pleinement assumé. Après une semaine à New York, elle devient la seule retraite possible d’un septuagénaire aussi éprouvé qu’amer. Quelles illusions a emporté une ville qui favorise les rencontres les plus improbables et fait renaître les espoirs les plus fous ? Dès les premières pages, l’auteur présente les deux défaillances physiques de Zuckerman liées à un cancer de la prostate, l’impuissance et l’incontinence. Conforté dans sa décision de se tenir à l’écart de toute vie sociale, il s’adonne à ses activités au risque de devenir un être « virtuellement humain », un fantôme se croyant dépourvu d’affects. L’épisode des chatons rendus au bout de deux jours aurait dû le mettre en garde avant son retour à New York. L’isolement n’a créé que le mirage d’un homme dépassionné à l’abri du monde et de ses émotions.

Le livre s’ouvre aussi sur une rupture délibérée du quotidien de Zuckerman porté par un espoir auquel il refuse de s’abandonner entièrement. New York, qui élargit « le champ des possibles » et des tentations, a tôt fait de le happer et ressusciter le désir sous différentes formes. De coïncidences en rencontres le cœur et le temps s’accélèrent, le vrai tempérament réapparaît et le septuagénaire rêve alors d’une seconde jeunesse, d’autant plus exaltante qu’elle sera éphémère. La passion amoureuse, certes sans issue, que Jamie lui inspire et la passe d’armes engagée par Kliman sur le terrain littéraire raniment ses qualités de stratège et de débatteur.

A quoi tient son drame personnel ? A l’expérience de ses limites dues aux séquelles de son cancer ainsi qu’à l’inéluctable déclin de ses ressources et facultés intellectuelles. Bien que ses arguments l’emportent sur ceux de Kliman, son corps le replace en position de faiblesse. Odeur d’urine, protection oubliée, problèmes de mémoire l’empêchent de prendre un avantage définitif. Epuisé, il finit par perdre auprès de Jamie qui défend systématiquement Kliman son ancienne aura de professeur et son autorité d’écrivain reconnu. De plus, après onze ans d’absence, il souffre du décalage qu’il ressent entre une jeunesse qu’il peine à comprendre, une technologie envahissante qu’il désapprouve et sa propre époque. Ce n’est pas un hasard s’il privilégie les endroits qu’il fréquentait autrefois, transmis de génération en génération. Enfin, il ne sort pas indemne de sa plongée dans le passé à laquelle le contraignent Kliman et Amy Bellette. Regarder la compagne de Lonoff à peine plus âgée que lui, désirée dans sa jeunesse, beauté flétrie désormais vulnérable et sans avenir, c’est être confronté à son propre crépuscule.

La querelle avec Kliman, considéré par Zuckerman comme une parodie de lui au même âge, permet le développement d’un deuxième thème majeur sur le biographe et la place de la réalité dans la fiction. Pour justifier sa démarche, Kliman avance deux arguments. D’une part son admiration pour Lonoff le pousse à sauver le nouvelliste d’un oubli injuste. D’autre part le roman inachevé à sa mort raconterait par le biais de la fiction un épisode caché de sa vie. Kliman rétablirait donc une vérité susceptible d’éclairer son œuvre sous un angle inédit. Zuckerman le contre sur ces deux points tout en le démasquant. La première riposte s’écarte du domaine littéraire : malgré l’admiration qu’il prétend lui vouer, Kliman n’a aucun scrupule à contrevenir à la volonté du défunt de ne pas exposer sa vie. La seconde dénonce un travers des critiques littéraires qui puisent des éléments dans le passé approximatif d’un auteur afin de compenser un défaut d’analyse. La lettre d’Amy Bellette à un grand journal est une charge virulente contre ce procédé. Elle rappelle simplement que toute fiction se suffit à elle-même. Par ailleurs, qui est Robert Kliman ? Un jeune homme aussi fougueux qu’ambitieux qui a jusqu’à présent publié quelques articles dans des revues culturelles. Prétendre rendre hommage à un auteur en révélant un inceste, c’est-à-dire prôner quelque chose d’aussi absurde que « la réhabilitation par le déshonneur », c’est reconnaître en creux le désir d’une entrée retentissante sur la scène littéraire. Zuckerman peut à juste titre l’accuser d’arrivisme.

L’ancien professeur ne lui reproche pas son enquête, il réprouve ses motivations, ses méthodes et ses conclusions. En choisissant un écrivain obscur, l’apprenti biographe prend le risque d’une disette de sources qui ouvre la voie aux supputations. En contrepartie, le nombre de personnes susceptibles de le poursuivre pour diffamation est également restreint. A la manière dont Kliman raconte la séparation entre Lonoff et sa femme, Zuckerman qui en a été témoin comprend que son travail fourmille d’inexactitudes. Face au refus de la famille de s’exprimer, le jeune homme n’hésite pas à importuner Amy Bellette et à lui soustraire par la ruse une partie du manuscrit de Lonoff alors qu’elle souffre d’une tumeur au cerveau. Amy est aussi opposée au projet de Kliman que la famille Lonoff, y voyant une deuxième mort pour l’amour de sa vie, une « licence d’exploitation » qui fige le parcours d’un homme. En prenant contact avec Zuckerman, Kliman est persuadé d’avoir enfin trouvé la caution idéale, sauf qu’il ne retient jamais ses réponses forcément insatisfaisantes. Le manque de documents voue le biographe à l’échec ou à une imposture. A la différence de Kliman, le septuagénaire admet qu’il est impossible de savoir si Lonoff a bien commis un inceste avec sa demi-sœur, seule conclusion honnête. En quoi cela modifie-t-il le jugement porté sur son œuvre ?

Les scènes de théâtre de Zuckerman illustrent son point de vue puisqu’elles résultent d’une réalité déformée par les fantasmes et déductions de leur auteur. Grâce à la fiction il prolonge et transforme une situation vécue. Quel meilleur choix que le théâtre avec sa présentation particulière des dialogues, la mise en scène guidée par les didascalies, pour répéter que la création littéraire, bien qu’irriguée par la réalité, s’en échappe et doit être analysée comme un objet à part ? Le seul à risquer de confondre fiction et réalité, c’est l’auteur qui, en composant une pièce vraisemblable, exacerbe la passion qui l’inspire. Kliman se serait fourvoyé s’il avait appliqué son raisonnement à Zuckerman bien qu’il eût pu exhiber des preuves de son passage à New York et faire témoigner les Logan dont la crédibilité n’est pas garantie.

Pour décrire le drame d’un homme âgé dans l’impossibilité tant de lutter contre le brusque réveil de ses passions que de les assouvir, Philip Roth bannit comme à son habitude tout sentimentalisme. Conduit par une plume qui n’enjolive ni les tourments de Nathan Zuckerman ni les détails les plus intimes, le récit réussit à y mêler une réflexion littéraire passionnante.

 

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