16 Octobre 2021
Première publication : 11 avril 2018
À soixante-cinq ans, Dolores Claiborne, soupçonnée d’avoir assassiné son mari vingt-neuf ans plus tôt, doit prouver son innocence après la mort suspecte de Vera Donovan, une riche veuve qui l’a engagée comme femme de ménage avant de l’élever dame de compagnie et lui léguer sa fortune.
Mon analyse
La verve de Dolores Claiborne ferait très vite oublier le cadre de son propos. Or, c’est bien celui-ci qui détermine la nature de ce récit : il s’agit d’une déposition dans laquelle une femme au passé déjà trouble, soupçonnée de meurtre avec témoignages défavorables joue sa liberté et au-delà d’elle, sa réputation, autrement dit la fin de ses jours sur une île qu’elle n’a jamais quittée. Dolores peut néanmoins s’appuyer sur des qualités maintes fois éprouvées, transformant cette ultime épreuve en démonstration d’éloquence.
À l’instar de la sténographe Nancy, le lecteur découvre ce personnage. Avec sa mise simple, ses traits fatigués et son franc-parler familier, l’ancienne gouvernante se présente comme une personne sans artifices dans son allure comme dans sa parole et ne cesse d’affiner l’image qu’elle souhaite renvoyer à son auditoire. La jeune fille enceinte qui ne s’est mariée que pour se conformer aux normes sociales et s’émanciper de ses parents, l’épouse encore remplie d’illusions sur l’amour et qui, par deux tournures très habiles, évite de prononcer le mot « haine » après avoir découvert les tentatives de viol de Joe sur leur fille, la mère dévouée jusqu’au meurtre, l’employée modèle malgré les vilenies et terreurs nocturnes de Vera Donovan, Dolores Claiborne accumule les bons rôles sans chercher à être sanctifiée.
Pour convaincre son petit auditoire, elle a tôt fait de le jauger et de contrôler ses réactions. Elle n’hésite pas à interrompre son histoire sur une question, voire une simple réaction et choie particulièrement Nancy qu’elle ne connaît pas. Dolores, revenue d’elle-même au poste de police après un interrogatoire raté, ne laisse pas à son principal interlocuteur, le policier Andy, le temps d’asseoir son autorité. D’emblée, elle utilise leur différence d’âge pour le renvoyer à son inexpérience et le malmène avec une familiarité railleuse, mais non dénuée de tendresse pour le diminuer devant ses collègues. Très directive, c’est elle qui impose son temps de parole ainsi que la conduite de son récit. Son dynamisme verbal surprend par rapport à son apparence et sait aussitôt capter l’attention de tous, notamment par l’aveu immédiat et sans remords du meurtre de son mari.
Le récit suit une progression qui ne doit rien au hasard, annoncée par une formule curieuse : « je vais commencer par le milieu et avancer dans les deux sens », ce qui permet à Dolores de distiller l’air de rien des informations sur Vera qui rendront sa mort plausible et augmenteront l’effet de surprise des révélations finales, sans compter que le portrait qu’elle dresse de la défunte contribue à la rehausser dans l’estime de son auditoire. Avec beaucoup d’astuce, Dolores s’arrange pour que l’assassinat de son mari pour lequel il y a sûrement prescription et qui n’intéresse pas la police à ce moment précis occupe la place centrale de son propos, faisant passer la mort de Vera pour une cruelle répétition de son passé.
Psychologiquement solide, plutôt rationnelle et terre à terre, l’ancienne gouvernante ne considère pas les visions de Vera Donovan comme l’apparition de véritables fantômes, mais comme l’expression de sa culpabilité ou de véritables crises de folie. Dans ce cas, comment expliquer la forte imprégnation de surnaturel dans les deux points culminants de l’histoire, c’est-à-dire les morts de Joe et Vera ? Dolores se déclare victime d’hallucinations tant visuelles qu’auditives qui, en plus de servir son récit, maintiennent son auditoire dans une disposition d’esprit plus encline à accepter l’irrationnel. Destinées à signaler un état nerveux anormal, elles contribuent à occulter la longue préméditation du meurtre de Joe : la vision d’une enfant abusée par son père renvoie à Selena, à un mobile en général mieux perçu et à la nécessité du geste, la voix sèche de Vera Donovan qui conseille, voire dirige une Dolores tout à coup désemparée face à l’agonie de son mari la déresponsabilise d’autant plus que l’idée d’un accident mortel émane d’elle. Quand l’ancienne dame de compagnie voit chez Vera les mêmes trous noirs à la place des yeux que ceux de Joe, elle établit de manière fugace un parallèle entre leur noirceur commune, annulant la fausse égalité des deux meurtrières. L’une a tué son mari pour sauver ses enfants, l’autre a provoqué la mort de son époux adultère puis celle de sa progéniture. Enfin, lors de l’ultime terreur de la vieille dame, la vision de la tête de Joe aurait ralenti la course de Dolores.
Il convient bien sûr d’examiner ce qu’elle dit, mais aussi ce que son récit dévoile d’elle-même, ce que la puissance rhétorique recouvre à la première écoute ou première lecture. Pour se faire respecter de Joe puis de Vera Donovan, ne pas perdre définitivement sa fille et échapper à une arrestation, Dolores Claiborne est devenue un vrai renard capable d’interpréter la moindre variation chez son interlocuteur et doué d’un talent de comédienne dont elle est pleinement consciente. Son plus mémorable face-à-face demeure celui qui l’a opposée au médecin légiste du comté, McAuliffe, adversaire soupçonneux et intelligent, aussi glacial que malin. Dolores a su contenir sa peur tout en faisant perdre à McAuliffe son sang-froid, deviner son jeu et déjouer ses tactiques (aidée par les bourdes du constable) tout en fournissant des réponses qui ne lui laissaient aucune prise, ce qui, des années plus tard, la fait encore jubiler.
La gouvernante connaît les véritables prises de risque lorsque l’enjeu les exige. Afin de simuler l’auto-défense et emmener Joe près du puits, il a fallu inventer un stratagème et susciter sa colère. Dolores a failli mourir étranglée. Comment ne pas être troublé par sa marque autour du cou et celle sur sa cheville faite par le fauteuil roulant de Vera et présentée comme une preuve ? Être sous-estimé constitue un atout indéniable, Dolores en joue, mais même le « bête » Joe finit par se méfier de ses coups en douce. Juste après la chute de Vera, elle s’est très bien rendue compte que son mensonge ne cadrait pas avec la scène, que la nouvelle allait se répandre en un éclair, que son passé ressurgirait et qu’elle serait la seule suspecte dans cette affaire. À la fin la police l’innocente sans aucun moyen de vérifier ses dires — comment prouver la succession d’obstacles qui l’ont empêchée de retenir à temps la vieille dame ? — grâce à une déposition décrivant un meurtre avec préméditation, diverses ruses et hallucinations qui ne résisterait à la relecture attentive d’aucun avocat.
Dans cet excellent roman, Stephen King réussit la prouesse d’emporter l’adhésion du lecteur au long d’un exercice oratoire parfaitement maîtrisé où jamais ne faiblit la voix de Dolores Claiborne qui explore à son aise différents registres et ne recule devant rien pour être définitivement innocentée.